Je suis Barsik, je suis le chat, mais pour ce livre je suis aussi l’assistant marketing d’Ulysse. Dans le roman, moi je préfère Zhao, il s’occupait toujours de moi dans l’hôtel de Krementchouk. Et aussi Ilona, je crois que j’étais un peu amoureux.

Je vous propose la lecture de 4 extraits du roman.

Trains Chine

Les Sages de Krementchouk

Dernier train pour Kiev

Nouvelle Europe et reconstruire

Mais chut, ne le dites pas à Ulysse ! Sinon, il va me dire : “Tant que tu y es, publie tout le roman gratuitement !” Moi, je fais juste ça pour vous donner envie de le lire… et de l’acheter !

Trains Chine

Quelque temps plus tard, en 2019, Nikos, Philos et Andry avaient quitté Francfort pour d’autres affectations. Phileas chargea Ulysse et Zhao de répondre aux demandes croissantes des clients : l’acheminement de conteneurs de marchandises par train entre la Chine et l’Europe. Ce nouveau mode de transport permettait de réduire les délais d’environ deux semaines par rapport au fret maritime. Le bureau de Francfort affichait maintenant une nouvelle marque filiale de la SNCF sous le nom de Forwardis.

S’adressant à Ulysse, Phileas déclara avec un sourire :

— Mon ami, « ceux de Francfort » sont encore choisis pour une nouvelle mission, je te propose de prendre en charge ce nouveau service Chine. Tu maîtrises déjà presque tout du transport avec la Russie et l’Asie centrale, alors la Chine, qui est juste à côté, ne devrait pas être beaucoup plus compliquée.

Une remarque teintée d’humour, mais Ulysse savait qu’il pourrait compter sur Zhao, dont l’imagination était stimulée par le défi. Ce projet lui permettrait enfin d’allier son travail à son univers plus intime.

Ulysse lui répondit :

— J’accepte cette mission. Mais tu sais, je ne suis plus tout jeune, et la fatigue commence à se faire sentir. Je ferai de mon mieux, dans la mesure de mes capacités. Cela dit, nous disposons aujourd’hui d’outils que nous n’avions pas auparavant. Lors du séminaire à Odessa, nos collègues d’Ukraine nous ont appris à maîtriser une approche des notions culturelles. Je crois que tout cela nous sera bien utile avec nos nouveaux amis chinois.

La mission consistait à réserver des places sur des trains déjà en circulation, lancés quelques années auparavant. Il s’agissait également de trouver des partenaires en Chine et, surtout, de coordonner les opérations de transport dans ce pays encore méconnu pour Ulysse, un terrain riche en défis et en interrogations.

Zhao ne tarda pas à identifier plusieurs entreprises de transport locales et à rassembler des contacts précieux. Cette nouveauté suscitait un réel enthousiasme, aussi bien chez les logisticiens occidentaux que chez leurs homologues chinois. Heureusement, il était désormais facile de trouver de jeunes professionnels maîtrisant l’anglais dans ces entreprises.

— Il y a huit ans, racontait Phileas, j’étais allé en Chine où j’avais assisté à quelques conférences sur le développement du fret ferroviaire avec les pays voisins de la Chine : le Kazakhstan, la Russie, la Mongolie. Nous étions accompagnés d’une interprète qui parlait anglais et ne nous quittait jamais d’une semelle. J’ai toujours soupçonné qu’elle avait aussi pour mission de nous surveiller. Même notre taxi attitré à Pékin nous inspirait la prudence, nous évitions certains commentaires, craignant qu’il ne comprenne peut-être le français.

Zhao éclata de rire :

— Tu étais en plein dans le roman 1984 de George Orwell ! Mais attention aux fantasmes… La Chine s’est ouverte depuis, même si la surveillance reste omniprésente. On est observé sans vraiment s’en rendre compte, et à force, on finit par ne plus y prêter attention. C’est trop épuisant d’être constamment sur ses gardes, alors, les gens s’y habituent.

En quelques mois, Ulysse et Zhao avaient réussi à organiser les transports pour plusieurs clients réguliers. Ils avaient également identifié et répertorié les procédures opérationnelles standard, les fameuses SOP, que Zhao, méthodique comme toujours, avait soigneusement classées dans son système informatique. La liste s’allongeait, comptant désormais une cinquantaine de points essentiels : location des conteneurs, chargements, documents, contrôles des marchandises, douane, réservations des places sur les trains, suivi des expéditions, préparation à l’arrivée, gestion des camions de livraison…

En langage logistique et informatique et en anglais, on appelait ces points essentiels des legs et chaque legs était lui-même subdivisé en une dizaine d’étapes précises qu’on appelait des segments. Tout ceci constituait les maillons d’une vaste chaîne logistique, formant ainsi une unité plus large de ce système complexe. L’ensemble de ces maillons interagissaient entre eux comme dans une horloge, il fallait réussir à mettre en place des solutions pour maîtriser chaque segment. Telle était la nouvelle mission de Ulysse et Zhao et de leurs partenaires.

Jusqu’alors, les conteneurs circulaient depuis la Chine sur des trains jusqu’en Pologne, en Allemagne ou aux Pays-Bas, les conteneurs étaient ensuite redirigés sur d’autres trains ou sur des camions pour rejoindre la France. L’idée d’un train direct entre Paris et une ville chinoise, qui servirait de point de départ et d’arrivée pour tout le pays, prenait désormais forme. Plusieurs régions chinoises avaient exprimé leur volonté de développer cette liaison ferroviaire avec la France. Pour elles, Paris représentait un sommet, un emblème sur lequel hisser leur étendard, et réussir cet exploit apporterait prestige et reconnaissance en Chine à celui qui en serait l’artisan.

Zhao, après ses longs échanges avec ses contacts en Chine, expliquait à Phileas et Ulysse le fonctionnement de ces trains subventionnés par la Chine.

— Les trains sont organisés par une région de Chine qui souhaite une liaison ferroviaire avec l’Europe, cette région ou cette ville en Chine est le donneur d’ordre et va subventionner chaque conteneur, parce que si le client doit payer le prix que ça coûte réellement, en comparaison avec les prix du transport maritime, personne n’acceptera une telle différence. L’année dernière, en 2018, si on calcule les dix-huit trains par jour de conteneurs, la subvention totale des six principales régions de Chine a atteint huit cents millions de dollars, c’est environ trois mille dollars de subvention par conteneur.

— Quoi ? s’exclama Phileas, trois mille dollars par conteneur ? C’est un gouffre, comment arrivent-ils à y trouver un intérêt ?

— La Chine a un tel excédent commercial, rétorqua Zhao, bientôt ils seront à mille milliards de dollars par an, donc ils peuvent en prendre un ou deux pour cent pour financer les transports qui leur permettent d’exporter vers leurs clients.

Ulysse reprit la parole :

— Avec ces trains des Nouvelles Routes de la Soie ou maintenant, selon la nouvelle appellation , Belt and Road Initiative, la Chine déploie un vaste réseau d’infrastructures visant à relier le monde : corridors économiques, voies de transport internationales, autoroutes numériques, chemins de fer, routes, ports… Un projet ambitieux, presque utopique, qui ressemble à un projet des Nations Unies. J’ai lu que le Président Xi avait déclaré : « Les trains qui roulent à toute vitesse sur les voies ferrées, les automobiles qui circulent sur les routes, les vols qui relient différents pays, les cargos qui déferlent sur les vagues et le commerce électronique qui apporte tant de commodité aux gens sont tous devenus des symboles du commerce international dans la nouvelle ère ». Tout cela semble magnifique, mais derrière ces échanges se cachent des dépendances : il y a ceux qui décident et ceux qui subissent. Une véritable leçon de pouvoir. La Russie contrôle une partie de l’Europe, notamment l’Allemagne, grâce à son gaz. L’Amérique nous façonne avec son soft power et sa Tech. Quant à la Chine, elle règne sur nos rayons de supermarchés, voilà ce qu’est la mondialisation heureuse !

Zhao ne put s’empêcher de sourire :

— Voilà que Ulysse nous fait un cours de géopolitique !

Phileas, amusé, répliqua :

— Très bien, Ulysse, tu participes à la guerre des mondes, et moi, je vais devoir réviser avec mon fils en jouant à des jeux de société abordant des enjeux géopolitiques pour me remettre à niveau !

Les délégations de Chine étaient fréquemment en visite en Europe, où plusieurs pays avaient déjà lancé leurs trains directs, avec les gares de Malaszewicze, Lodz, et Duisburg, la plus grosse gare de fret ferroviaire d’Europe, mais aussi Tilburg ou Liège et Madrid. La France n’était pas au premier rang des pays à collaborer avec ces trains. Il faut dire que la France n’était pas la principale porte d’entrée des produits depuis la Chine. L’Europe du Nord avec les ports d’Anvers, Rotterdam, Hamburg et par ses industries est le principal pont logistique avec la Chine. C’est surtout depuis ces ports que les produits de Chine arrivent ensuite en France.

C’est ainsi qu’une délégation venue de Chengdu, quinze personnes dont le statut et l’influence véritables demeuraient opaques, avait annoncé sa visite et était attendue par l’équipe de la SNCF. Il y aurait deux réunions au siège de la SNCF. Elles se déroulèrent comme un rituel ancien dont chacun connaissait la chorégraphie : des échanges mesurés, polis jusqu’à la vacuité, le chef de la délégation chinoise lisant un discours où l’on vantait, sur le mode incantatoire, les bienfaits de la coopération entre Paris et Pékin. La partie française, soucieuse de présenter son travail avec méthode, exposa une présentation d’une rigueur tout occidentale, nourrie de statistiques, de projections financières et d’hypothèses sur la rentabilité du projet.

Les invités chinois, eux, suivaient l’exposé avec une attention qui n’était pas sans évoquer celle d’enfants s’amusant d’un spectacle d’ombres chinoises, touchés sans être convaincus, flattés sans être engagés. Zhao, avec clairvoyance, murmura à Ulysse :

— Tout ce que nous avons fait leur prouve que nous avons travaillé et que nous sommes sérieux, mais ils n’y comprennent rien, ou plutôt, ce n’est pas leur sujet. Ils ne sont pas ici pour cela, on leur a dit de venir, alors ils sont venus. En Chine, dès lors qu’il s’agit d’administrations ou d’entreprises d’État, ceux qui voyagent ne sont jamais les décideurs.

Après la seconde réunion, l’équipe avait invité nos prestigieux voyageurs le soir dans un petit restaurant. Nous étions le dix juillet, le temps était magnifique à Paris, le restaurant situé dans une petite rue au pied de la cathédrale, un charme inimitable qui rendait les invités ébahis, face à la beauté surannée du lieu, les pavés usés par des siècles d’histoires et de pas anonymes, l’imposante majesté de la cathédrale veillant sur les rues alentour, tout cela conférait à la scène une aura presque théâtrale. Peu de monde ce soir-là, ce qui rendait plus solennelle encore la proposition du patron du restaurant : descendre pour visiter les caves, que l’on disait plus anciennes que l’actuelle cathédrale elle-même.

Là, dans la pénombre où les siècles semblaient s’être assoupis, un silence recueilli s’installa. Il y eut un instant où chacun sembla suspendu entre le poids du passé et l’incertitude de l’avenir. Puis, les convives étaient remontés dans la salle et, soudain, la glace se rompit, les verres s’entrechoquèrent dans des toasts exaltés à la grandeur de la Chine, de la France, et de cette amitié dont chacun savait, sans oser le dire, qu’elle n’était peut-être qu’un décor de plus un soir d’été.

Quelque temps plus tard, c’était au tour de la ville de Jinhua, jumelée avec Châteauroux en France, de se manifester. Ulysse et Zhao se rendirent donc dans cette paisible cité du centre de la France. La délégation chinoise y était en terrain familier : depuis quelques années, des investisseurs chinois avaient acquis des terres agricoles, des bâtiments de l’aéroport de fret de Châteauroux et avaient même fondé une école franco-chinoise.

Jinhua voyait dans la mise en place d’une liaison ferroviaire régulière entre les deux villes une opportunité intéressante. Située au cœur de la France, Châteauroux pourrait devenir un point de distribution stratégique. Le cadre de cette petite bourgade facilitait les échanges entre les élus locaux et quelques entreprises. En soirée, une réception conviviale fut organisée dans une ancienne chapelle, où l’ambiance était chaleureuse.

Toutefois, Ulysse et Zhao prirent rapidement conscience du véritable enjeu : si la Chine souhaitait réellement concrétiser ce projet, il faudrait investir plusieurs millions d’euros et espérer, après quelques années, un retour sur investissement ainsi qu’un bénéfice. Mais un conseiller municipal leur exprima ses doutes :

— Vous savez, ici, les Chinois ont fait beaucoup de promesses. Mais combien de projets ont réellement vu le jour ? Combien d’emplois annoncés, et avec quels résultats ?

Zhao tenta de lui répondre :

— Réussir en Europe est un défi pour les Chinois. Certains ont bâti de petites fortunes en Chine, mais ce qui fonctionne là-bas, avec une croissance de six pour cent, est bien plus complexe ici, sur un marché déjà saturé. Prenez l’exemple des investissements chinois dans les vignobles français : pour s’imposer, il faut viser l’excellence et la précision. Or, les Chinois excellent davantage dans la production de masse et la conquête de marchés sur des secteurs où la Chine est ultra concurrentielle. Ulysse et Zhao comprirent alors que la délégation n’avait pas encore de stratégie claire ni de plan détaillé. Mais pour une première visite, cela leur semblait normal : il s’agissait avant tout d’établir des premiers contacts. Viendrait ensuite le temps des études concrètes et des décisions concrètes.

Il semblait que les délégations chinoises avaient largement relayé l’accueil mémorable reçu à Paris et à Châteauroux, car, tout au long de l’année, d’autres groupes se succédaient pour des voyages d’études similaires. Les villes et régions de Yiwu, Chongqing, Zhengzhou envoyaient leurs représentants, et chaque visite suivait les mêmes rituels, au point d’en devenir lassante.

Zhao réfléchit à la suite des événements :

— Maintenant que nous avons rencontré tous ces interlocuteurs ici, il faudrait se rendre en Chine. Je crois que les pistes les plus intéressantes se trouvent à Chengdu et Jinhua. Qu’en penses-tu ?

Ulysse acquiesça :

— Je suis d’accord. Pour faire avancer les choses, il faut aller sur place et tenter de rencontrer des décideurs de haut niveau.

Zhao confirma son analyse :

— Tous ces visiteurs sont des cadres supérieurs, certes, mais aucun ne détient réellement le pouvoir de décision. Nos efforts pour les séduire ne servent pas à grand-chose, sinon à alimenter les rapports qu’ils rédigeront à leur retour. Le pire, c’est que je ne sais pas ce qu’ils transmettent réellement à leurs patrons, l’important pour eux c’est d’écrire ce que leurs patrons veulent lire, pas ce qu’ils pensent réellement. En réalité, ces voyages sont davantage des récompenses pour eux : obtenir un déplacement d’affaires à Paris ou en France, c’est une consécration.

Puis vint le jour du départ pour la Chine. Ulysse et Zhao étaient accompagnés de trois collègues de la SNCF, dont Phileas, le directeur de Francfort, Edwy, le directeur commercial de Paris ainsi que Xiao et Yan, deux collaboratrices chinoises basées elles aussi à Paris. Leur rôle était d’aider Zhao dans les traductions, les discussions et l’interprétation des échanges afin de transmettre efficacement les messages.

Zhao avait dit qu’une délégation européenne en Chine doit être nombreuse pour être crédible, avec des patrons pour marquer l’importance du voyage. Il avait fait faire des cartes de visite en chinois avec des titres de directeur.

Phileas avait appelé Edwy à Paris :

— Dis-moi, dans cinq semaines, tu serais libre pour nous accompagner en Chine, nous avons besoin d’un patron qui soit de Paris.

— Pourquoi tu penses à moi ? demanda Edwy, j’ai l’impression d’être la solution de secours.

— C’est parce qu’avec toi, les missions impossibles sont moins désespérantes et j’ai besoin d’un patron de Paris pour endosser un éventuel échec.

— Et bien, va pour la Chine, je serai du voyage.

Il avait été convenu que, lors des réunions officielles, Edwy, Phileas et Ulysse, en tant que représentants français, se contenteraient de compliments d’usage sur la Chine et d’une présentation succincte des attentes françaises. En revanche, les messages plus directs ainsi que les véritables exigences seraient abordés par Zhao et ses collègues chinoises, en aparté, lors de repas ou d’autres rencontres informelles.

Le voyage, prévu sur une dizaine de jours, débutait par une étape à Chengdu, dans le centre du pays, suivie de Jinhua, à l’est, avant de s’achever par deux journées à Shanghai pour rencontrer des entreprises.

À leur arrivée à Chengdu, les retrouvailles avec leurs contacts parisiens furent chaleureuses.

La première soirée commença par une invitation au restaurant. Ah ! la cuisine du Sichuan… La mémoire n’efface jamais les volutes de cette cuisine épicée, elle se déploie dans une symphonie de saveurs ardentes, où le piment embrase le palais comme un souvenir d’antan revenu sans prévenir, le bouillon du hot pot, qui fume et frémit dans son chaudron de cuivre, berçant les fines lamelles de bœuf et de tofu. Dans un clapotis presque enfantin, le poivre de Sichuan exhale ses notes d’agrume, tandis que les noodles, enroulées, enserrent la langue d’une étreinte presque amoureuse.

Tout ici est une danse du feu, du répit et du réconfort. Sous les lanternes rouges des échoppes, on goûte à l’ivresse des soirs sans fin, où chaque bouchée est un voyage, une remontée du temps, une sensation qui persiste longtemps après que la dernière épice a quitté le palais.

Lors des réunions, les discussions reprirent les points déjà abordés à Paris, enrichis par de nouvelles études et analyses. Pourtant, rien de véritablement nouveau ne ressortit des échanges. Impatient, Ulysse confia son agacement :

— Ils sont très sympathiques, mais j’aimerais que l’on entre enfin dans le vif du sujet avec de vraies réunions de travail. À force d’accumuler ces rencontres, j’ai l’impression qu’ils cherchent à nous endormir et qu’à la fin du séjour, aucune décision concrète ne sera prise. Tout ça ne vaut pas un tel voyage !

Comme à son habitude, Zhao joua son rôle d’analyste :

— Ne sois pas trop pressé. Tout ce que nous faisons ici a son importance, même si, au final, rien ne se concrétise et que nous devons considérer Chengdu comme un échec. Tu sais bien que la décision de lancer une liaison ferroviaire et d’engager plusieurs millions d’euros de financement ne sera probablement prise que par le gouverneur de la province et le maire de Chengdu, et peut-être même avec l’accord du secrétaire du parti provincial.

Ulysse haussa un sourcil :

— Justement, c’est ce qui m’inquiète. Comme pour Jinhua, ils semblent totalement impréparés : aucune étude de rentabilité, aucun business plan… ou alors, ils ne montrent rien. Dans ces conditions, ils ne lanceront jamais ces trains.

Zhao sourit légèrement avant de répondre :

— N’oublie pas qu’il s’agit d’administrations, pas d’entreprises privées soumises à des impératifs de rentabilité. Leur objectif n’est pas de générer des bénéfices immédiats, mais de déployer du soft power et de renforcer leur présence sur les marchés étrangers. En mettant en place ces trains et ces solutions logistiques, ils facilitent l’exportation des produits chinois en Europe. Leur logique est celle d’une administration qui construit des infrastructures : on leur alloue un budget, ils doivent le dépenser, que ce soit pour des routes, des lignes ferroviaires ou d’autres projets. La rentabilité n’est pas la priorité, car, sur le volume total des investissements, certaines initiatives finiront forcément par être rentables, même de manière indirecte. Les trains qui ont été lancés vers l’Allemagne répondent aux mêmes schémas économiques, et pourtant ils se font.

Le dernier jour, une réunion était programmée à la mairie de Chengdu pour une rencontre avec la Maire Adjointe responsable des Transports et de la Communication. L’objectif était de signer une lettre d’intention, autrement dit un memorandum of understanding en anglais.

Ulysse et Phileas étaient enthousiastes. Phileas dit à ses collègues :

— Cette fois, je pense que c’est bien parti ! Signer un document avec la maire adjointe d’une ville de vingt millions d’habitants, cela signifie forcément un engagement de leur part.

Mais Xiao et Yan refroidirent immédiatement leurs espoirs :

— Ah non, chez nous, ça ne veut rien dire ! On signe des documents tout le temps, souvent sans réelle portée. C’est juste une formalité, une trace écrite… mais cela ne les engage en rien.

Éreinté par ces trois jours de réunions et de visites des terminaux, Ulysse conclut, résigné :

— Eh bien, puisque tout repose sur des décisions imprévisibles et pas toujours rationnelles, mieux vaut ne pas trop espérer. Cela nous évitera d’être déçus.

Le lendemain, la délégation française s’envola pour Hangzhou, dans la province du Zhejiang, avant de prendre un train pour Jinhua. Ce déplacement marquait la suite des échanges initiés quelques mois plus tôt à Châteauroux. L’accueil y fut encore plus chaleureux qu’à Chengdu. Plus provinciale et moins mégapole que Chengdu ou Shanghai, Jinhua, avec ses cinq millions d’habitants, facilitait naturellement les contacts, comme le confia Phileas après ses premières impressions.

Les mêmes rituels de réunions s’enchaînèrent, mais cette fois, fait rare pour une administration chinoise, la ville de Jinhua avait préparé un document de présentation détaillant les potentiels et objectifs du projet. Ce document, remis à la délégation française, impressionna Zhao : il le jugea bien conçu et professionnel. Grâce à cette base de travail solide, tous se montrèrent confiants. De plus, le jumelage entre Jinhua et Châteauroux conférait presque une obligation de succès au projet, sous l’impulsion du maire de Jinhua et des autorités provinciales.

L’équipe proposa donc de travailler conjointement sur une simulation du futur train, à soumettre ensuite aux autorités pour validation. Zhao prit en charge le sujet avec ses homologues chinois, estimant plus simple d’échanger entre eux dans leur langue maternelle. Il expliqua alors comment appliquer sa spécialité des procédures opérationnelles standard. Après deux heures de discussions, une liste de sept pages de sujets et questions fut dressée. Chaque étape, du chargement des marchandises en Chine jusqu’à leur livraison en France et vice versa, devait être minutieusement analysée.

Les partenaires chinois exprimèrent cependant une certaine réserve, craignant d’aller trop vite alors qu’aucune décision officielle n’avait encore été prise. Pour les rassurer, Zhao leur expliqua :

— Tout ce travail est du temps gagné. Si le projet est validé, nous aurons déjà une base prête pour lancer les premiers trains.

Phileas partagea alors son ressenti avec ses collègues :

— J’ai l’impression de revivre ce que nous avons connu il y a longtemps avec nos partenaires d’Europe de l’Est : deux mondes qui se rencontrent avec des approches très différentes.

Zhao acquiesça avant d’ajouter :

— Oui, mais ici, nous sommes en Chine. Personne ne peut expliquer aux Chinois comment travailler. Nos méthodes les intéressent, mais ils ne les adopteront pas. D’abord, parce qu’ils ne prennent aucune décision eux-mêmes, et ensuite, parce que personne n’oserait suggérer à ses supérieurs d’appliquer nos méthodes.

Il illustra son propos avec un exemple :

— Prenez la question des marchandises dangereuses, comme les batteries ou certains produits chimiques peu risqués. Elles sont interdites sur les trains reliant la Chine à l’Europe, alors qu’elles sont acceptées partout ailleurs, y compris en Chine. Si vous cherchez à savoir qui a pris cette décision et pourquoi, c’est impossible à déterminer. C’est ce que l’on appelle ici : l’échelle à perroquets.

— L’échelle à perroquets ? s’étonna Phileas.

— Je vais t’expliquer, répondit Zhao. Supposons qu’un comité des chemins de fer responsable de ces sujets à Pékin décide que les batteries au lithium ne seront acceptées que si leur emballage résiste aux risques d’incendie. Lorsqu’il transmet cette directive aux services chargés de l’appliquer, ceux-ci ajoutent une nouvelle précaution pour être certains que leur autorité voit en eux des gens appliqués. Puis, une autre administration en rajoute une couche. À la fin du processus, pour être sûr d’éliminer tout risque, celui qui est en bout de chaîne comprend qu’il faut interdire purement et simplement les batteries au lithium. Dans l’Administration chinoise, c’est ainsi que cela fonctionne : en définitive, personne ne prend réellement de décision. La plupart des fonctionnaires ne cherchent pas à assurer le succès des projets, mais à plaire au Parti communiste et, surtout, à éviter tout problème pouvant les mener en prison. Et pour cela, la meilleure stratégie, c’est de ne prendre aucun risque. À l’inverse, si une mesure est jugée urgente, la tête du pouvoir peut décider en quelques heures, et là, tout le monde s’exécute immédiatement de peur de se retrouver en prison encore une fois si les choses ont tardé.

— Ah oui, je vois ! s’exclama Phileas en riant. Je me souviens que, lorsque j’ai commencé à travailler après mes études, il y avait un papier affiché dans le réfectoire avec le règlement intérieur. Il disait : Article 1 : le chef a toujours raison. Article 2 : si le chef a tort, alors l’article 1 s’applique immédiatement. Je réalise maintenant que c’était probablement une traduction du chinois ! Le groupe d’amis éclata de rire. Phileas ajouta, chez nous, c’est tout l’inverse ! Pour prendre une décision rapide, on ne se précipite pas : on met en place des groupes d’études, des comités ad hoc, on réalise des analyses d’impact. Ah, ah !

Lors de tous ces voyages, depuis plus de vingt ans, Ulysse confia que ce qui est une valeur universelle du continent eurasiatique, c’est bien les repas en commun, les spécialités locales partagées par les hôtes fiers, et avec raison, de leur pays. Lors du dernier soir à Jinhua, un diner était organisé pour la délégation française qui partait le lendemain. Avant le repas, il y eut le cérémonial de la dégustation du thé, dans un petit jardin couvert, sous la douce lumière tamisée par un toit de tuiles courbes, où s’épanouissait un tableau vivant, où l’eau, la pierre et le bois dialoguaient en une harmonie silencieuse. Un ruisseau sinueux murmurait entre les rochers patinés par le temps, où le thé infusait lentement, imprégnant l’air d’un parfum de sérénité et d’éternité.

Puis, dans une autre salle, la cuisine chinoise locale était encore à l’honneur, cette symphonie où chaque mets exhale son parfum d’exotisme et d’enfance rêvée. Mais pour nos amis français, Edwy, Phileas et Ulysse, malgré leur expérience et leurs nombreux voyages, certains mets étaient difficiles à déguster : le poulpe baignant dans une sauce ténébreuse, plutôt du caoutchouc selon Ulysse, mais l’ail et le gingembre aidaient à y trouver une saveur. Puis viennent les pattes de poule, coupées en petits morceaux, qu’y a-t-il à manger ? pensait Phileas, qui tentait de ronger ce qu’il peut y avoir de chair et d’épices. Heureusement, il y avait d’autres plats sur le plateau tournant de la table, les poissons, couverts d’un manteau de ciboule et de coriandre, frémissant sous l’effluve du soja et les pâtes chinoises, imbibées d’un bouillon parfumé, et les ravioles excellentes, dont chaque bouchée ravive l’écho d’un Orient éternel.

Chacun y allait de ses compliments sur la cuisine, Ulysse n’hésitait pas à dire à tous avec un sourire malicieux :

— Edwy a beaucoup apprécié les poulpes et les pattes de poules, si c’est possible, il va se resservir.

Les hôtes, qui connaissaient les goûts des Européens, comprirent l’humour et l’un d’eux ajouta :

— C’est parce que, Edwy, vous êtes un Chinois dans l’âme, nous vous préparons une boîte de ces mets pour votre petit déjeuner demain.

Edwy glissa à Ulysse :

— Demain, je te force à manger ça au petit déjeuner de l’hôtel.

Le soir avant le départ pour l’hôtel, le patron de la gare de Jinhua, confiait aux assistantes, Yan et Xiao, que le projet avançait bien. Il estimait que d’ici quelques semaines, les premiers essais de trains pourraient être réalisés.

Le lendemain, l’équipe prenait le train pour Shanghai, où deux réunions avec d’importantes entreprises de transport étaient prévues. L’atmosphère y était tout autre. Shanghai, ville ultramoderne, contrastait fortement avec le Sichuan. Ici, la mentalité se rapprochait davantage de celle de l’Europe et de l’Occident. Dans ces entreprises, les cadres parlaient tous anglais, certains même français. Les échanges suivaient les mêmes codes qu’en Europe, chacun pouvant exprimer son avis. Zhao expliqua :

— Ici, c’est la véritable Chine conquérante. Ces entreprises avancent grâce aux risques pris avec leur propre argent, et non avec celui de l’État. L’efficacité est une priorité, les projets se déploient à une vitesse impressionnante. Les dirigeants ont une vision claire de leurs ambitions. Beaucoup de jeunes ont voyagé, adoptant parfois un esprit startup, ils sont mieux payés. Ils peuvent proposer des idées, et c’est cette Chine-là qui a fait le succès des exportations du pays, bien plus que nos collègues des villes de Chengdu ou Jinhua.

Quelques semaines plus tard, la ville de Jinhua annonça le départ du premier train à destination de la France. Le point d’arrivée choisi était une gare du sud de Paris, à Valenton, où un terminal de conteneurs existait déjà, recevant et expédiant quotidiennement des trains de fret.

Le projet de Châteauroux fut reporté en raison des investissements nécessaires, évoqués lors des visites dans la ville jumelée avec Jinhua. Pour Ulysse, cette évolution était prévisible : cette première étape à Paris était suffisante, et, si l’avenir le permettait, un projet plus ambitieux pourrait voir le jour.

Ainsi, après deux mois de tests, les trains circulaient régulièrement. Le projet était un succès, et l’organisation se mettait en place avec des équipes dédiées. Chaque jeudi, un train partait, tandis que celui de la semaine précédente traversait déjà le territoire russe, et celui expédié deux semaines auparavant entrait en Chine. Un véritable tapis roulant ferroviaire entre Paris et la Chine était en marche, fonctionnant dans les deux sens. Un train hebdomadaire impliquait en réalité la gestion continue de six à sept convois en circulation. Les trains de fret entre la France et la Chine étaient donc lancés, et la presse relayait ponctuellement ce succès.

Au début de l’année 2021, dans un café de la Charlottenstrasse à Berlin, un petit groupe de collègues s’était réuni autour de Phileas, Ulysse, Zhao et d’autres. Phileas s’adressa alors à Ulysse :

— Alors, tu te souviens ? Avant cette aventure avec la Chine, je t’avais dit : « Toi, tu vas participer à cette guerre des mondes. » Alors, qui a gagné ?

Ulysse répondit :

— Cette guerre est loin d’être terminée. Elle ne fait que commencer, mais les premières batailles ont été remportées par la Chine.

Zhao ajouta :

— Oui, mais l’Europe y trouve aussi son compte. Sinon, aucun client ne paierait plus cher pour envoyer sa marchandise par train plutôt que par bateau.

— Penses-tu que l’Europe soit réellement gagnante ? rétorqua Ulysse. Tout ça pour quoi ? Comme le dit la chanson de Souchon que je connais par cœur, nous avons oublié que nous sommes des foules sentimentales avec soif de véritables idéaux… « Le rose qu’on nous propose, d’avoir les quantités d’choses qui donnent envie d’autre chose. On nous fait croire que le bonheur c’est d’avoir plein nos armoires. Dérisions de nous dérisoires, car nous sommes des foules sentimentales. On a soif d’idéal, attiré par les étoiles, il faut voir comme on nous parle. Il se dégage de ces cartons d’emballage des gens lavés, hors d’usage et tristes et sans aucun avantage on nous inflige des désirs qui nous affligent, on nous prend faut pas déconner, dès qu’on est né pour des cons, alors qu’on est des foules sentimentales avec soif d’idéal. »

Zhao ajouta avec un sourire :

— Te voilà devenu un décroissant dépressif ?

— Pas du tout, répondit Ulysse. Je ne suis pas décroissant… sauf si la fin du monde arrivait un jour. Mais je reste optimiste : il n’y a pas de fin du monde, car chaque jour un monde différent apparaît. Tout change imperceptiblement, de quelques millimètres à la fois, et puis, vingt ans plus tard, on se réveille et on réalise que tout a basculé. Mais ce que je n’aime pas, c’est ce monde chinois que nous avons découvert qui, je pense, ne fait même pas le bonheur des Chinois.

— Finalement, tu n’aimes pas les Chinois ? demanda Zhao.

— Bien au contraire ! Les gens que nous avons rencontrés sont de vrais amis aujourd’hui. Mais leur régime politique, cette mentalité de surveillance, cette prison à ciel ouvert… Tout cela pousse certains à devenir pires que leurs propres bourreaux. Tu te souviens de M. Zhang, à Chengdu ? Il a tout fait pour saboter nos projets, et il a réussi.

— Oui, mais dans son cas, c’était probablement une affaire de corruption, intervint Zhao. Il devait être payé par quelqu’un pour nous écarter.

— Peut-être, admit Ulysse. Ce que je veux dire, c’est que ces trains des Nouvelles Routes de la Soie restent un projet chinois, financé par la Chine et conçu avant tout pour la Chine. Où est la vérité lorsque le président Xi nous parle des ponts entre les cultures et les nations ? On nous parle d’un partenariat gagnant-gagnant… mais gagnant deux fois pour le même. Ce n’est pas que l’idée soit mauvaise, mais elle est mal mise en œuvre, car la Chine reste l’Empire du Milieu. Il n’est pas question pour elle de demander l’avis des « petits » Européens. Les arrière-cuisines des Administrations chinoises sont malodorantes.

Là-bas, ce qui compte, c’est ce que pense et veut « le chef ». Et surtout, il faut que tout soit présenté comme un succès. Vive la Chine !

— Donc, selon toi, le dialogue est impossible entre nos deux mondes, du moins en ce qui concerne la conception et l’organisation de ces trains ? ajouta Phileas.

— Exactement. Même si, paradoxalement, ça fonctionne quand même, répondit Ulysse.

— Ça marche parce que cela repose sur le principe du Yin et du Yang, qui s’opposent et se complètent, précisa Zhao.

— Oui, dit Ulysse, sauf que là, j’ai l’impression que seuls 30 % du Yin fonctionnent, tandis que 70 % du Yang dysfonctionnent. Tout cela reste chaotique : trop de trains arrivent en retard ou sont annulés. La Chine ne communique pas avec l’Europe, et la planification des trains n’existe pas. Et ça ne changera pas. Il est tout simplement impossible de demander aux chemins de fer chinois ou aux autorités locales de consulter les Européens. Ça serait un déshonneur pour eux.

— Je ne suis pas d’accord, répliqua Zhao. Si la Chine fonctionnait ainsi, elle ne serait pas l’atelier du monde qui en fait un des rois du monde.

— Encore une fois, précisa Ulysse, je ne parle pas des entreprises privées, mais de l’État profond chinois. Regarde comment ils ont géré la crise du Covid : dans le secret et de façon sournoise, ils ont failli avoir une révolution. En Europe, c’était déjà compliqué, alors que nous avons des contre-pouvoirs et une presse critique. Mais dans un régime qui cache et se protège avant de protéger son peuple, on a vu le résultat. Personne ne sait combien de morts la Chine a réellement enregistrés, peut-être même pas les autorités elles-mêmes. C’était la même chose en Russie.

Et la propagande autour des Nouvelles Routes de la Soie est tout aussi pesante, poursuivit-il. Chaque semaine, la presse vante les succès de ce projet idéalisé, mais jamais de chiffres précis, jamais de critique, jamais d’informations impartiales. Quel est donc ce monde cupide qui nous entraîne vers des passions tristes ?

Phileas esquissa un sourire et conclut :

— Eh bien ! tu disais que tu n’étais pas un décroissant dépressif. Décroissant, peut-être pas… mais dépressif, sans doute.

Ulysse répondit en souriant :

— Si être dépressif signifie simplement ressentir trop d’impressions négatives, alors tu es un excellent médecin.

Phileas, fidèle à son humour, répliqua :

— Dans ce cas, en bon médecin, je prescris une cure de bières… Trinquons à notre amitié !

— Avec grand plaisir, dit Ulysse. Buvons à la santé de nos amis chinois, buvons à la santé du grand peuple de Chine. Trinquons aux grands penseurs du confucianisme et du taoïsme. Et prions pour que la Chine ne s’égare pas dans les excès du commerce, dans la destruction de la planète, ni dans les risques de guerre.

— J’ai beaucoup aimé la Chine. Mais malgré notre expérience, malgré notre approche, celle que nous avons apprise à Odessa, je n’ai pas compris ce pays. Il faudrait toute une vie.

***

Les Sages de Krementchouk

Ulysse prit la parole :

— Mes amis, demain nous partons, nous allons nous séparer. Nous l’avons déjà dit : notre vie dans les trains n’était pas seulement un métier, c’était aussi vivre parmi les hommes, et c’est cela que nous aimions. Je tiens à vous dire que nos discussions me marqueront à jamais.

— Oui, dit Larissa, il nous restera des souvenirs et toutes nos expertises seront utiles.

— C’est vrai, dit Maryana, tout se tient. Cette discussion et cette vision globale ont été très enrichissantes pour nous.

— Je repense à votre dernier thème des chemins de la pensée, reprit Ulysse, la sagesse. Ce terme est bien nommé, vous êtes des sages. Dans vos idées, il y a de la bienveillance et de l’altruisme.

— Vous êtes les Sages de Krementchouk, ajouta Zhao avec son air espiègle.

— C’est tout à fait ça, dit Ulysse en riant. Vous êtes le Conseil des Sages de Krementchouk !

Et le groupe se mit à rire comme pour conjurer ces moments tragiques.

— Mais vous en faites aussi partie, le Conseil des Sages c’est nous tous, dit Maryana. Les chemins de la pensée et les six critères sont notre boussole. Nous sommes arrivés au bout de cette réflexion.

— Nous ne sommes pas arrivés au bout, dit Tetyana, ce n’est que le début. Mais effectivement, je crois que les idées de ces six critères pertinents, qui n’ont cessé de revenir dans nos discussions.

Zhao se leva est dit :

— Je proclame que le Conseil des Sages vient d’instaurer le « Processus de Krementchouk » !

Ceci déclencha de nouveau les rires.

Zhao ajouta :

— C’est tellement triste que Volodia soit parti, il aurait été amusé et il nous aurait dit, « vous n’êtes pas sérieux ». Il va nous manquer.

— Moi, je n’ai pas l’impression qu’il va nous manquer, ajouta Ulysse.

— Nous avons trouvé un principe de réflexion, une éthique de réflexion, j’en suis très fière, dit Tetyana, appelons ça, si vous voulez, le Processus de Krementchouk.

— Moi, j’essaie de transposer cela à des épisodes de ma vie, dit Ilona, les problèmes que j’ai vécus par le passé. Si je vous avais connu auparavant, j’aurais trouvé plus de force. Et si je pense à ma fille et à notre projet d’exode vers l’Europe, je sais que ce Processus nous sera très utile.

— Et bien mes amis, dit Ulysse, actons le fait que tout cela est sérieux et que nous officialisons le Processus du Conseil des Sages de Krementchouk.

Tout le monde se leva pour applaudir dans de larges sourires.

Zhao ajouta en riant :

— Ah, ah, j’adore tout ça. On se croirait dans un livre pour adolescents, Le club des cinq, ou même Harry Potter, nous sommes des adultes qui nous racontons une histoire.

Je ne sais pas ce que tu en penses, Ulysse, ajouta Zhao, mais nous allons éviter de parler de ça à nos collègues, ils vont nous prendre pour des fous. On va encore nous dire, le Processus et le Conseil des Sages de Krementchouk, quel rapport avec la SNCF ? vous êtes des adolescents.

— C’est un peu vrai, dit Tetyana, mais rien n’est plus sérieux. Nous sommes des adultes fatigués, un peu effrayés. Alors, c’est bien de se raconter des histoires, d’inventer des légendes où des héros affrontent l’adversité et où la magie illumine la réalité. Peut-être que demain, tout cela nous semblera naïf, mais cette histoire restera en nous, comme un souvenir d’enfance.

Ulysse ajouta :

— Tu sais, Zhao, à ceux qui te diront, « mais pourquoi toutes ces histoires, parle nous de tes trains c’est le plus passionnant ». Tu leur rappelleras que nous étions dans un pays en guerre. Tu leur diras qu’ils s’imaginent eux au milieu de ce pays. Tu leur feras comprendre, sortez de votre confort, imaginez ce que nous avons vécu avec nos sœurs et frères d’Ukraine. Ils replaceront les choses dans leur contexte.

Nous avons traversé des jours plus durs que ceux-là, et pourtant nous sommes encore là. Le temps a emporté bien des choses, mais il a laissé ce qui compte : ce qu’on a bâti, ceux qu’on aime, et ce qu’on est devenus. L’avenir ? Il viendra comme il veut. Mais ce soir, nous pouvons marcher droit, parce que nous savons d’où l’on vient. Zhao ! oui, nous allons parler des Sages de Krementchouk, nous expliquerons tout cela avec fierté, et, crois-moi, les esprits les plus avisés comprendront le Processus.

Demain, nous reprendrons nos vies, un peu plus légers, réchauffés par cette légende partagée. Car, tant que nous pouvons raconter, ni l’âge ni la dureté du monde ne peuvent tout à fait nous atteindre. Si nos espoirs sont à ce prix, nous devrons faire vivre le Processus de Krementchouk.

— Ah, ah, Harry Potter, sors de ce corps ! dit Zhao, j’adore lorsque tu parles comme ça. Tu devrais écrire un roman lorsque toute cette aventure sera terminée.

Le soir, ils étaient réunis pour un dernier repas.

— Moi, je suis triste de quitter Barsik, dit Zhao, Oleg, tu dois en prendre soin, il est le maître des lieux. Je me demande si les chats comprennent les humains.

— Demain, nous prendrons le train pour Kiev, dit Ulysse, Ilona et sa fille nous accompagneront.

— Oui, dit Ilona, ça ne sert à rien de reporter notre départ. Et rester ici, sans vous, il me manquera quelque chose. Pour moi, partir c’est se mettre en mouvement, c’est refuser de se soumettre. Olena, ma fille, et moi, nous partons avec vous, et c’est mon cousin Ivan qui a un grand véhicule qui nous emmènera à la gare, ceux qui le veulent peuvent se joindre à nous.

— Moi, je dois trouver un moyen pour rentrer sur Odessa, dit Tetyana. Je n’imagine pas rester ici seule. Je n’oublierai jamais notre groupe d’infortune, notre Conseil des Sages, comme dit Zhao. Je dis infortune, mais ce lieu était un tel bonheur, Oleg, vous nous avez accueillis comme dans une pension familiale, on ne vous oubliera pas vous et Yvonna, votre épouse. Et toi, Ulysse, j’aurais tant de choses à te dire, tu ne vois pas mes larmes parce qu’elles coulent à l’intérieur. Ces quatre jours furent une chance dans ce malheur que nous vivons. Adieu Krementchouk.

Tetyana répondit :

— J’ai moi aussi envie de pleurer. Je n’aurais jamais imaginé vivre ces instants. Merci, Larissa, pour tes mots. Merci à nos passagers du vent venus de l’Ouest, venus de France, ce pays qui porte tellement d’espoirs. Vous êtes arrivés jusqu’à nous à cause de l’indicible et pourtant, grâce à vous, nos regards se sont tournés vers un autre horizon. Le vent vous emportera demain, et moi, la psychologue toujours dans le contrôle de moi-même, toujours dans l’analyse, je me laisse submerger par mes affects. Ils m’entraînent dans des pensées qui m’apaisent, car, avec vous, je ne crains pas de me laisser aller à des sentiments non maîtrisés. Je sais pourquoi je vis cette parenthèse aujourd’hui, c’est parce que demain je retrouverai la réalité de mon pays et j’ai peur d’un avenir effrayant.

— Il y a beaucoup de poésie dans ce que tu exprimes Maryana, dit Ulysse. Tu te souviens dans le parc, vendredi, lorsque je vous ai croisé, toi et Larissa ? Tu m’as dit : « Nos faiblesses passagères font partie de notre humanité ».

— Oui, répondit Maryana, et Larissa, tu as ajouté que partager nos peines nous renforce et crée une fraternité. Que nous devons laisser couler nos larmes avant de repartir au combat parce que nous sommes déjà des guerrières. Demain, nous partons pour la guerre.

— Nous penserons très fort à vous, ajouta Ulysse.

***

Dernier train pour Kiev

Le mercredi matin, lors du départ, l’atmosphère était partagée entre résignation et joie discrète. Chacun retenait ses émotions, s’efforçant de ne pas laisser paraître la tristesse du moment. Ceux qui partaient pour la gare, les trois compagnons, Ilona, sa fille et Larissa, prirent le temps de saluer chaque ami par des étreintes sincères. On se promettait de s’appeler rapidement, de prendre des nouvelles, et, un jour, de se retrouver pour un nouveau Conseil des Sages, à Kiev, à Varsovie, à Berlin, ou à Paris.

Quelques derniers regards échangés, la porte se referma doucement. Le chat Barsik regardait par la fenêtre.

Dans la voiture, en route vers la gare, un silence tendu s’était abattu sur eux. Pas un mot, seulement le grondement du moteur et le poids des pensées qu’aucun n’osait formuler.

Pour briser ce silence, Larissa demanda à Olena :

— Tu as quel âge ?

— J’ai quinze ans, dit-elle d’une voix timide.

— Tu es prête pour le voyage ?

— Oui, avec maman, nous pensons que c’est mieux pour nous de partir en attendant que la situation s’améliore. J’ai déjà des copines qui sont parties en Pologne ou en Allemagne. Je suis triste de quitter ma grand-mère, mais nous reviendrons.

— Nous nous disons que nous partons en vacances pour une longue durée, dit Ilona, c’est moins difficile que de penser que nous serons des réfugiées à cause de la guerre.

— Quel est votre plan ? demanda Larissa, une fois arrivées à Kiev.

— Nous allons tenter de trouver un train pour la Pologne dès que possible, répondit Ilona. Sinon, nous resterons chez une amie à Kiev, le temps qu’il faudra. C’est compliqué… les trains sont bondés, je ne sais pas si nous pourrons monter. Les femmes et les enfants sont prioritaires. Ce sera probablement difficile pour toi aussi, Ulysse, même avec des passeports français. Vous risquez d’attendre plusieurs jours à Kiev.

— Oui, de toute façon, nous avons laissé des affaires à l’hôtel. L’essentiel, c’est de ne pas prendre de risques. Nous partirons dès que ce sera possible.

Après quelques minutes, à leur arrivée à la gare, l’attente fut étrange, presque irréelle, comme si le quai était la dernière frontière avant le chaos. Ils savaient qu’au-delà, c’était le monde à nu, avec ses risques, ses menaces, sa guerre. Et soudain, Krementchouk leur semblait être un refuge de paix qu’ils s’apprêtaient à quitter.

Puis le train arriva et le convoi partit sans tarder. Larissa et Zhao étaient dans un compartiment. Ilona, Olena et Ulysse dans un autre espace du train.

Ulysse voyait qu’Olena était au bord des larmes, il lui dit pour l’apaiser :

— Tu pars pour un monde meilleur.

Olena, ne put retenir ses larmes, Ilona lui prit les mains, et regarda Ulysse :

— Comment te sens-tu, Ilona ? demanda Ulysse.

— C’est difficile, je dois laisser ma mère et une partie de ma famille. Nous essayons de nous consoler en pensant qu’on va revenir… Si nous restons en vie. Et toi, comment tu te sens ?

— Ça va, répondit Ulysse. Je crois que nos discussions pour refaire le monde à l’hôtel nous ont occupé l’esprit de façon positive. J’ai le sentiment que Tetyana, notre psychologue, n’est pas étrangère à l’organisation de ces échanges, elle sait que c’est une forme de thérapie collective, pour conjurer le sort. J’ai l’impression que chacun de nous a pu faire le point, à sa manière, sur sa vision du monde.

— Oui, moi aussi, j’ai vraiment apprécié ces moments. Dans quel état psychologique allons-nous sortir de tout cela ? Et Zhao, comment vit-il cette situation ?

— Zhao, il semble plutôt détaché, comme si c’était sa manière d’affronter la réalité.

À cet instant, Zhao entra dans le compartiment.

— Comment ça va ? Volodia vient de m’envoyer un message, il dit qu’il est à Kiev, que Oleg lui a dit que nous arrivons à Kiev aujourd’hui et qu’il veut nous voir.

— Mais quel con ! il est passé à l’ennemi, nous n’avons plus rien à nous dire, dit Ulysse. Depuis notre première mission en Ukraine en 2014, au début de la guerre du Donbass, je ne lui ai jamais vraiment pardonné son attrait pour certaines idées, disons-le, issues de régimes autoritaires. J’étais censé lui transmettre un savoir, lui montrer comment bâtir des ponts, créer du lien. Et lui, dans sa tête, il construisait des murs.

Et sa manière de penser, sa façon d’interpréter le monde… Avec lui, c’est toujours pareil : le savant montre la lune et l’imbécile regarde le doigt.

— Ah ah ! s’exclama Ilona, en éclatant de rire. Oui, je vois ce que tu veux dire. Tetyana pensait ça de lui aussi. Il avait tendance à faire une fixation sur l’assiette cassée, sans voir l’ensemble.

— Je n’ai pas été étonné qu’Oksana décide de partir, ajouta Zhao, le pauvre… Il n’a jamais compris que le véritable apaisement vient lorsqu’on trouve un chemin fait de raison, d’équilibre et d’harmonie.

— Notre Conseil des Sages t’a fait du bien, constata Ulysse avec un sourire. Tu en as retenu l’essentiel et ça ne m’étonne pas. Tu as une grande qualité : tu es curieux, attentif, sans préjugés… sauf quand il s’agit de défendre la Chine. J’espère simplement que tu ne suivras pas le même chemin que ton collègue. Phileas va te garder pour prendre la relève du vieux rêveur que je suis devenu.

— Bon, je vais appeler Volodia, pour tirer ça au clair. Ça sera plus facile que par texto, je vous dirai. Et Zhao sortit du compartiment.

— Merci à toi, Ilona pour ta présence, dit Ulysse.

— Je n’ai rien fait de spécial. C’est moi qui dois te remercier, tu m’as apporté de la sécurité.

— C’est étrange… Dès le premier instant où je t’ai vu, j’ai eu l’impression de te connaître. Je t’ai perçue à la fois forte et fragile. Tu parlais peu et j’ai eu envie de te rassurer. Il me semble qu’entre toi et moi, chacun sait que l’autre est là.

— J’éprouve le même sentiment.

Ilona versait quelques larmes. Olena, elle, s’était endormie.

Puis, Ulysse racontait à Ilona ses aventures avec ses collègues, à l’époque du train des vaches, les trains d’automobiles, les premiers voyages en Ukraine, la Chine et toutes les vies qu’ils ont eues et le reste, ses études, vingt-cinq ans à parcourir les chemins d’Eurasie. Assis face à elle, il raconte les aventures passées. Elle rit, curieuse, pose des questions. Par moments, son regard s’embrume d’émotion. Leurs yeux se croisent, complices. Des silences naissent, pleins de sens.

— Mais j’arrête de te raconter tout ça, dit Ulysse, je te fatigue.

— Non, pas du tout, je suis si admirative, je t’écoute avec passion.

Un silence passa, puis elle ajouta :

— Je voudrais que ce train ne s’arrête jamais. Je m’aperçois que je ne connaissais pas tous ces détails.

Puis Zhao revint précipitamment et dit :

— J’ai parlé à Volodia, il dit que nous n’avons pas compris. Il n’a jamais voulu rejoindre les Russes ou les séparatistes. Il dit que c’est notre délire. Il voulait retrouver Oksana, il dit qu’il avait des crises d’angoisse et de panique à Krementchouk.

— Oh… ça semble trop beau et trop émouvant pour être vrai. C’est bien ce que j’ai dit, quel con ! Pourquoi avoir écrit ce papier énigmatique, pourquoi ne pas nous avoir parlé, nous aurions pu comprendre. De toute façon, ça n’est pas mon problème, il fait ce qu’il veut, tu peux lui dire qu’il nous attende à la sortie de la gare. Lorsqu’on le verra, il va prendre mon point dans la gueule et on le fouillera pour voir s’il n’a pas un micro du FSB ou une arme.

Une heure plus tard ; le train arrivait à Kiev, ils se préparaient à descendre du train.

— Nous allons regarder s’il y a de la place dans le train pour la Pologne, dit Ilona, dans ce cas, on part une heure plus tard. Mais j’en doute, nous irons chez une amie. Et toi, Larissa ?

— Moi, je prends un taxi, j’ai encore quarante minutes avant d’arriver chez moi au sud de Kiev, et vous ?

— Zhao et moi, nous allons à l’hôtel, dit Ulysse, c’est à 15 minutes sur le boulevard Chevtchenko, nous y avons laissé quelques affaires.

Le train arrivait en gare de Kiev-Passajyrsky. Ils descendaient du convoi dans une cohue indescriptible, comme si la vie des gens était en jeu. Le groupe des cinq se retrouvait sur le quai.

— Olena, attends-moi ici, dit Ilona, je vais voir si le train pour la Pologne a des places.

— Nous t’attendons, dit Ulysse.

Olena ne pouvait retenir ses larmes.

— Tu as le droit de pleurer, Olena, dit Ulysse, laisse tes larmes ici, ensuite tu auras une autre vie. Et tu sais, nous qui sommes souvent en voyage, maintenant avec nos smartphones et les vidéos, voyage ne veut plus dire éloignement et pense aux nouveaux amis qui t’attendent, aux découvertes que tu vas faire et surtout sois forte pour ta maman, elle a besoin de toi.

Ilona revint en courant.

— Olena, nous avons peut-être de la place, il n’y a pas de réservation, les gens montent comme ils peuvent, mais on peut essayer, le train part dans quinze minutes.

— Vite, nous vous accompagnons sur le quai pour porter vos valises, dit Ulysse. Sur le quai, face à la porte du train, les dernières étreintes et Ilona, les yeux brillants, ne put s’empêcher de regarder Ulysse en s’approchant de son visage pour lui déposer un baiser sur la bouche, presque volé. Quelques derniers sourires, elles montèrent dans le train en se hâtant, comme si une hésitation pouvait les faire changer d’avis. La lumière pâle du soir tombait déjà sur leurs visages tirés par la fatigue ou peut-être par le chagrin. La porte du wagon se referma dans un souffle sec, définitif, comme une parenthèse qui se claque. Un silence s’étira, puis le train s’ébranla, grinçant, traînant ses wagons comme un long soupir de métal. Il semblait ne jamais finir de partir, comme s’il emportait avec lui quelque chose d’irréversible. Sur le quai, Zhao dit à Ulysse d’un air espiègle :

— J’ai rêvé, ou elle t’a embrassé sur la bouche ? Dis-moi si tu dois t’évanouir maintenant sur le quai.

— Non, tu n’as pas rêvé, dit Ulysse, mais tu sais, il n’y a rien entre nous, on se donne de la force. C’est étrange, on se connaît peu, mais c’est comme si nous étions amis depuis très longtemps.

— Oui, je comprends, répondit Zhao, c’est ce genre de personne avec qui, sans se parler, on se comprend. Moi aussi, j’aurais bien aimé me donner de la force comme ça avec Ilona, dit-il en riant.

Sur la place, face à la gare, ils devaient marcher en direction du boulevard qui descend vers l’avenue Chevtchenko, là où était l’hôtel. Volodia les attendait.

— Je vous dois des excuses, dit-il, j’étais complètement perdu, en panique, j’ai fait n’importe quoi.

— Tu dois des excuses aussi et surtout aux Ukrainiens de l’hôtel de Krementchouk, quelle honte.

— J’ai longuement parlé à Oksana, c’est à elle que je devais parler en premier, pas à vous, elle vous expliquera. Je veux partir avec vous à Francfort, j’espère qu’elle pourra me rejoindre plus tard.

Ulysse regardait ses deux collègues. Il y avait de la tristesse dans son regard, puis il dit :

— Ce pays me semble plongé dans un crépuscule qui glisse doucement vers la mort. Je veux quitter ce monde en regrettant un peu… Je veux quitter ce monde, heureux.

Il fit une pause, comme pour écouter ses propres mots résonner en lui, et il ajouta :

— Je crois que ces paroles viennent d’une chanson, je les trouve belles.

***

Nouvelle Europe et Reconstruire

À la fin de l’année 2022, les projets de transports pour la reconstruction de l’Ukraine étaient nombreux. Les chemins de fer d’Ukraine avaient maintenu leur activité ferroviaire sur une grande partie du territoire libre malgré de nombreuses attaques. Les trains de marchandises étaient un élément vital pour l’économie ukrainienne. De plus en plus de demandes de transport, pour des échanges entre l’Ukraine et les pays voisins ou l’Allemagne, arrivaient au bureau de Francfort. Il était question de céréales, d’hydrocarbures ou de minerais. Zhao, Volodia et Ilona étaient chargés de la coordination avec leurs contacts en Ukraine.

Des réunions nombreuses en Pologne, en Allemagne et en France s’organisaient pour les projets d’aide et d’assistance pour l’industrie, ainsi que pour de nombreux programmes de reconstruction. L’Union européenne avait mis en place des dispositifs d’assistance dans la région de la mer Noire et du Danube afin de faciliter les exportations de céréales. Une chaîne de solidarité s’était organisée dans toute l’Europe pour aider l’Ukraine, quelques millions de réfugiés avaient été accueillis avec des mesures d’aides particulières pour les femmes et les enfants.

Un jour, Ulysse était de passage à Francfort, Antoine, un jeune stagiaire, lui demanda :

— Comment envisages-tu l’avenir de l’Ukraine et de l’Europe dans cinq, dix ou même vingt ans ? J’ai étudié l’économie, la philosophie et la géopolitique, mais, pour être honnête, je suis perdu. Où va ce monde ?

Ulysse marqua une pause avant de répondre :

— Qui peut vraiment répondre à cette question ? Probablement personne, ce que nous voyons, c’est un monde en pleine mutation. Après 1945, les nations ont voulu fonder un ordre basé sur des lois, sur des règles communes, pour éviter que ne ressurgissent la guerre et les nationalismes agressifs. Aujourd’hui, cet ordre est fragilisé.

Nous risquons de voir disparaître un monde fondé sur le droit, au profit d’un retour brutal à la loi du plus fort. Ce serait une véritable remise en cause de l’ordre mondial tel qu’il s’est construit après 1945. Nous ne savons pas comment nous sommes entrés dans ce monde, mais nous sommes dedans, il faudra faire face sans reculer.

Les frontières risquent de compter moins que les zones d’influence, comme dans l’esprit de la doctrine Monroe. On ne parle plus d’États souverains liés par des alliances respectueuses de la Charte des Nations Unies, mais d’un monde réorganisé en empires, où certains pays deviennent de simples vassaux au service de puissances dominantes. Pour cela, l’Europe ne peut pas faire l’économie d’une défense efficiente sur le dos des États-Unis.

— Mais est-ce bien réaliste ? Le temps que de tels investissements soient réalisés, Poutine et sa génération seront morts.

— L’Europe n’a pas le choix. Pour être libre, il faut être craint, pour être craint, il faut être puissant. Et tu sais ce que l’on dit ? Envisager le pire afin de l’empêcher, ou plus terrible encore : pendant la guerre, les Juifs optimistes ont fini à Auschwitz et les pessimistes à New York.

Je voudrais ajouter que certains pays, animés peut-être par un esprit de revanche, soutiennent ouvertement ou de façon cachée cette guerre en Ukraine. Une guerre par procuration, parce qu’ils ont de vieux comptes à régler avec l’Europe ou l’Occident.

— Oui, j’ai lu que beaucoup de pays d’Afrique et d’ailleurs reprochent à l’Occident d’avoir façonné le monde tel qu’il est.

— C’est vrai, l’Occident porte une part de responsabilité dans la construction du monde actuel, et il y aurait beaucoup à dire sur le sujet. Mais est-ce que le modèle proposé par Poutine serait réellement meilleur pour ces pays ? En quoi les alliés actuels de la Russie, comme l’Iran, la Corée du Nord ou la Biélorussie, seraient-ils plus à même d’aider les nations du Sud ? Un retour aux dérives des années 30 leur serait-il bénéfique ?

Je pense que certains de ces pays refusent de condamner la Russie parce qu’ils suivent deux lignes de pensée : d’un côté, ils désignent l’Occident comme le bouc émissaire de tous leurs problèmes, de l’autre, ils adhèrent à une vision du monde fondée sur le chacun chez soi, à l’image de ce que promeut la Chine.

Tu as étudié la philosophie ? Tu as sûrement entendu parler de Nietzsche et du nihilisme.

— Oui je connais, dit Antoine.

— Ce que je vais dire est un peu un raccourci, j’en conviens, mais disons que beaucoup de pays tombent dans un nihilisme passif. Ils se résignent et ils nourrissent des passions tristes. Je te donne deux exemples : la Russie et l’Algérie sont comme ça. D’autres, plus audacieux, s’engagent dans un nihilisme actif : ils cherchent à transformer leur réalité, à s’adapter, à bâtir autre chose. L’Ukraine et le Maroc sont deux exemples parfaits de pays en profonde transformation.

— Oui, je vois, répondit Antoine. Et si on te demandait quelle Europe serait, selon toi, la meilleure ? Comment penser une Europe idéale, alors que, dans presque tous les pays, les populistes gagnent du terrain ?

— C’est une question difficile, et parfois décourageante, je l’admets. Mais je crois que les mouvements populistes, qu’ils soient d’extrême gauche ou d’extrême droite, relèvent davantage d’une mode passagère. Ils surfent sur un principe simpliste, le fameux « y a qu’à, faut qu’on ». Une fois passée cette mode, beaucoup d’électeurs resteront enfermés dans leur colère, dans ce nihilisme passif. D’autres reviendront vite à la raison. Tu connais le taoïsme, le yin et le yang : toute chose a son contraire. La démocratie avec ses libertés, appelons ça le yin, ça implique qu’il doit y avoir des citoyens insatisfaits à cause des faiblesses de cette démocratie, ils voudront donc le contraire, eh bien c’est le yang. Il faut l’accepter.

Un jour, Zhao avait eu une formule qui nous avait fait rire, il disait : « L’Europe c’est comme le vélo, si elle arrête d’avancer, elle tombe. » Je crois que c’est vrai. Il faudra changer les règles et accepter une Europe à deux vitesses, stopper la règle de l’unanimité.

Il faudrait mettre en place un système dans lequel les pays ou les régions qui refusent de progresser vers les objectifs communs de l’Union européenne, en matière d’État de droit, de climat, de solidarité, etc., soient pénalisés financièrement. Autrement dit, ceux qui n’avancent pas paient plus cher ou reçoivent moins. Les citoyens des campagnes de Hongrie ou de Pologne et d’ailleurs se sentiraient davantage concernés par le projet européen.

Dans cette Europe de demain, je vois l’Ukraine rejoindre l’Union européenne. Sa force réside d’abord dans sa population. Si on additionne les habitants de l’Ukraine à ceux de l’Union, on approche les 500 millions de citoyens. L’Ukraine possède aussi des ressources naturelles, des industries clés, et un excellent niveau d’instruction. Elle pourrait devenir un nouveau pôle de compétitivité, et reprendre une partie des activités aujourd’hui sous-traitées en Chine. Je pense que les investisseurs ne tarderont pas à s’y intéresser.

Si tu as étudié l’économie, tu sais sans doute que l’Europe doit progresser sur plusieurs fronts : les technologies de l’information, la construction d’une défense commune, et surtout, une transition vers une économie plus écologique. Mais tout cela ne pourra se faire que sous une régulation assumée, portée à la fois par les États et par l’Union.

— Oui, répondit Antoine, mais beaucoup d’entrepreneurs affirment que cette idée de régulation est illusoire. Dans des zones comme les États-Unis ou la Chine, les règles sont bien plus souples, voire inexistantes. Comment espérer que l’Europe reste compétitive dans une économie mondialisée en se fixant des contraintes que les autres n’ont pas ?

— Justement, c’est là que l’Europe doit être ferme. Ce n’est pas parce que d’autres ignorent certaines règles que nous devons renoncer aux nôtres. Nous devons affirmer nos principes. Ils font ce qu’ils veulent chez eux, mais ici, nos valeurs ne sont pas à vendre. Tout ne peut pas devenir une marchandise. Le développement économique ne justifie pas tout, et le commerce ne doit pas dicter entièrement nos choix de société.

Antoine demanda :

— Je comprends bien que l’Europe est un idéal, mais, lorsque tu parles d’économie, ou de l’Europe politique, elle te semble coupable. J’y perçois même une pointe de regret, parfois de mélancolie.

— On ne peut rien te cacher, répondit Ulysse en souriant. Tu ferais un bon psychanalyste. Pour l’Europe politique, le constat est simple : elle n’existe pas. Chaque État, et sans doute chaque citoyen, redoute de céder trop de pouvoir à Bruxelles. Or, il faut choisir : soit nous nous donnons les moyens d’affronter les États-Unis, la Russie et la Chine, soit nous restons morcelés en petites baronnies, et, dans ce cas, nous ne pesons rien. Cette absence d’Europe politique révèle une vérité simple : la dimension économique, à elle seule, ne garantit en rien une puissance géopolitique. L’Union européenne peut bien représenter l’une des plus grandes zones économiques du monde, elle reste impuissante face aux chocs internationaux faute d’une unité politique et militaire crédible.

— Et pour l’économie ? demanda Antoine.

— Les économistes eux-mêmes se trompent ; il n’est donc pas surprenant qu’un citoyen ordinaire comme moi s’y perde. Mais oui, l’Europe me semble coupable aussi dans certains choix économiques. Elle aurait dû protéger son marché et repenser une meilleure redistribution, parce que trop de gens ne peuvent pas s’élever socialement. Et c’est aussi ce qui nourrit le national-populisme. J’ai lu, sur ce thème, une étude réalisée par un économiste français, Jean Pisany-Ferry, et sa vision critique me semble pertinente.

— Certes, concéda Antoine, mais tu ne peux pas dire que la redistribution est absente. Elle existe en Europe sans doute plus qu’ailleurs. C’est d’ailleurs la raison d’être des budgets européens pour l’agriculture ou les fonds dits de cohésion. Par exemple, les régions plus riches paient pour les plus pauvres, c’est aussi le principe de l’assurance chômage, ou de la Sécurité sociale.

— D’accord, mais il faut aller plus loin. Les gagnants de la mondialisation doivent aider les perdants. Ce qu’il faut, c’est apprécier quels sont les gagnants et les perdants, et déterminer concrètement par quels outils, fiscaux, budgétaires, ou industriels, les compensations seront transférées des premiers aux seconds. C’est le seul moyen d’éviter que ceux qui se savent perdants bloquent des mutations collectivement indispensables, je pense à l’écologie. Ça s’appelle l’équité et c’est la seule voie pour faire face aux faiblesses de la productivité, aux efforts de défense et aux coûts de la transition climatique. Le plus regrettable, c’est qu’on sait le faire, tu en as donné quelques exemples.

— Je comprends, dit Antoine. Tu rêves d’une Europe qui joue en équipe, où les succès servent à soutenir les perdants. L’inverse du chacun pour soi.

— Exactement. Nous vivons les excès du « moi d’abord, les autres, qu’ils se débrouillent ». Et c’est la mentalité qui prévaut dans les partis d’extrême gauche ou d’extrême droite, c’est vrai pour les racistes, c’est vrai aussi pour les questions sociétales, mais c’est un autre sujet. L’Europe et d’autres parties du monde n’ont d’autre choix que de repenser fondamentalement leur doctrine commerciale. Je te donne un exemple : on parle depuis vingt ans des accords avec le Mercosur. Si l’industrie automobile allemande en sort gagnante, alors elle doit indemniser les agriculteurs français qui y perdent. Voilà l’équité. Sinon, les électeurs frustrés pousseront les populistes au pouvoir.

— Donc en résumé, pour toi, il y a toujours des gagnants sur le dos des autres. Ce qui veut dire que les gagnants doivent indemniser les perdants. Tu viens d’inventer l’impôt.

— C’est un peu l’esprit, il reste à trouver le mécanisme qui n’est pas simple, j’en conviens.

— Et quoi d’autre dans la réflexion de Pisani-Ferry ?

— Il observe que la Chine s’appuie sur deux leviers : la concurrence et la planification à long terme. Il cite aussi son confrère Philippe Aghion, qui explique que la planification sans la concurrence, c’est un moyen sûr de voir se constituer des rentes improductives. La concurrence sans cette planification, c’est courir le risque de laisser le court-termisme l’emporter.

L’Europe est coupable d’avoir fait de la seule concurrence son évangile, et ceci nous vient sans doute des années Thatcher et Reagan. D’ailleurs, les droites européennes ont répété pendant trente ans : le privé sait toujours mieux faire que le public, il faut toujours moins de public. Ce qu’il faut c’est une dynamique entre les deux : la concurrence et la planification qui doit l’encadrer, voire, la limiter.

— Oui, dit Antoine en riant, cela me rappelle l’incantation de Tetyana : « les équilibres doivent triompher des excès, c’est là toute l’histoire de l’humanité ».

— Tu te moques, mais elle n’a pas tort.

— Ce qui m’inquiète dans ta redistribution plus équitable, c’est que tu demandes aux gagnants, aux plus forts, donc aux élites et à ceux qui ont le pouvoir de partager leurs mérites et leurs succès avec les perdants ? Tu penses que c’est dans la nature humaine ? Ça ressemble à une utopie.

— Ce n’est pas une utopie, répondit Ulysse. Avec l’arrivée au pouvoir de gouvernements populistes, à la fin, les élites perdront bien plus. Mieux vaut partager un peu pour que tous nous soyons plus forts, que perdre plus.

Pour résumer, je pense que l’Europe est allée trop loin dans un libéralisme pernicieux sans régulation. Prenons l’exemple des trains de fret, après vingt ans de libéralisation, quel résultat ? Nous pourrions aussi parler de la production des centrales électriques, en voulant casser les soi-disant monopoles, quelle utilité ? On a affaibli les capacités d’investissements dans ce secteur.

Les économistes et les dirigeants politiques sont en partie responsables du désenchantement des peuples. Pendant des années, ils préconisaient des orientations en se concentrant sur des visions globales et en délaissant les besoins de redistribution. On pensait que les gains d’efficience ainsi dégagés permettraient de compenser les perdants. C’est une théorie néo-libérale, la richesse profite à tous, parce qu’elle ruisselle ou, comme le disait l’économiste écossais Adam Smith, le trickle down. Mais c’est une approximation coupable.

— Très bien, admettons que l’Europe arrive à imposer d’autres règles, dit Antoine, plus équitables, pourquoi ne l’a-t-elle pas fait jusqu’ici ?

— Parce que cette Europe, c’était celle voulue dans les années 2000-2020, qui s’est aveuglée avec la libre concurrence et la circulation des marchandises, mais à sens unique. La libre circulation à l’intérieur de l’Europe c’est nécessaire mais… pas avec les frontières hors de l’Europe. Nous le payons très cher aujourd’hui par les populismes qui prospèrent par les migrations non maîtrisées. Nous avons accumulé les dépendances : énergie avec la Russie, technologie avec la Chine, sécurité avec les États-Unis. Il faudra dix ans, peut-être plus, pour corriger cela. On peut ajouter que dans les années 80, il y avait deux modèles, c’était le Japon, un peu l’Allemagne et déjà la Corée du Sud. Ça ne posait pas de problème avec des pays pasifistes, mais maitenant avec la Chine ça devient inquiétant.

Pendant ce temps, les dirigeants, de gauche comme de droite, flattaient l’électeur-consommateur avec le pouvoir d’achat. Résultat : surconsommation de produits importés, la malbouffe et, finalement, la désindustrialisation.

« Vous aviez le choix entre avoir plus de pouvoir d’achat ou conserver vos usines, vous avez choisi plus de pouvoir d’achat. Et finalement, vous n’avez ni l’un ni l’autre, parce que vous n’avez plus d’usines, donc plus de pouvoir d’achat ».

L’Europe doit abandonner sa religion du libre-échange, ou en tout cas la corriger, elle court le risque d’un désastre social et industriel si elle n’instaure pas de droits de douane pour taxer le CO₂ du transport de marchandises et de contrer les ravages du dumping de certains.

Un autre risque nous guette, presque plus effrayant, c’est la perte de notre savoir-faire en innovation et notre manque d’investissements dans les technologies de pointe. Ceci sera encore plus dévastateur et nous mettra encore plus en position de dépendance. Je veux parler des semi-conducteurs et de la haute technologie avec la Chine et de la maîtrise des informations et des datas avec les États-Unis.

L’Europe doit devenir plus forte pour réduire sa dépendance vis-à-vis d’autres puissances, qui, lorsqu’elles deviennent excessives, se transforment en faiblesses. Il faut retrouver un équilibre. Et oui, une Europe plus autonome, plus souveraine, suscitera peut-être encore des critiques et des jalousies. La tradition de l’Europe, c’est d’être une Europe critique, comme le dit Heinz Wismann, le philosophe. L’Europe des philosophes, celle de Spinoza, de Nietzsche, de la pensée qui sait reconstruire. Un nihilisme actif, qui forge de nouveaux chemins.

Tu connais peut-être ce proverbe chinois : « Un bon rival est le meilleur des moteurs. » Eh bien, aujourd’hui, l’Europe a face à elle de puissants rivaux. Il est temps de changer le moteur d’une Europe en panne, sous peine d’être relégués aux marges de l’Histoire. Le populisme, le nationalisme et le souverainisme ne veulent pas d’une Europe unie et, si elle ne parvient pas à se reconstruire rapidement autour d’une vision claire vers une nouvelle souveraineté, alors elle volera en éclat.

— Mais pourquoi y a-t-il autant d’électeurs populistes qui ne veulent pas d’Europe ?

— Sans doute parce qu’ils craignent l’Europe et pour beaucoup parce qu’ils n’ont pas de point de comparaison, donc ils pensent que ça serait mieux de rester comme ils sont. Notre amie Larissa racontait qu’elle avait rencontré un homme qu’elle appelait « le Boulanger de Bergerac ». Elle résumait sa façon de voir les choses par une phrase qu’il lui avait dite : « Chacun voit les choses depuis sa fenêtre, ceux qui ont voyagé savent mieux comprendre le monde. »

— Et l’Ukraine dans tout ça ? Aura-t-elle sa place dans cette Europe réinventée ?

— J’en suis convaincu. Entre le modèle autoritaire russe et l’idéal européen, l’Ukraine a déjà fait son choix. L’adaptation prendra du temps, mais elle se fera. Je reste optimiste, même si je sais que ce ne sera pas simple. Mais l’Histoire est en marche. Cet idéal européen existe déjà dans les esprits en Ukraine, en Géorgie, en Moldavie. Même les Russes le perçoivent : ils voient bien ce que sont devenus les pays baltes, autrefois dans l’URSS, aujourd’hui libres et prospères.

— Un jour, j’en suis sûr, le peuple russe, lui aussi aspirera à ce modèle européen.

***