L’avant-propos
Moi, je suis Barsik, le chat de Krementchouk
Attention à la fermeture des portes… Attention au départ ! Bon voyage !
Après la chute du mur de Berlin et la réunification de l’Europe de l’Est et de l’Ouest, de nombreux Européens se sont engagés dans un processus de reconstruction et de rapprochement. Parmi eux, un ingénieur ferroviaire, Ulysse, consacre plus de vingt-cinq ans à développer le transport de marchandises par rail. Lui parlait de construire des ponts entre les hommes, entre les pays.
Mais le 24 février 2022, l’invasion de l’Ukraine par la Russie bouleverse cet idéal.
À ses côtés, ses amis Volodia et Zhao vivent eux aussi ce bouleversement.
L’histoire ressurgit : coopération brisée, conflits en Géorgie, au Donbass, puis de nouveau en Ukraine. Le roman interroge le destin d’une Russie écartelée entre grandeur culturelle et dérive violente, comme si les fantômes du passé l’obligeaient à reprendre les chemins d’autrefois, ceux-là mêmes qui conduisirent des millions d’êtres humains aux goulags ou à l’Holodomor. Dans le silence d’un peuple et d’un immense pays, dont la culture pourtant si riche et lumineuse aurait dû suffire à conjurer la barbarie. Cette Russie, encore une fois, s’égare dans une fureur que ni la raison ne peut comprendre ni le cœur ne saurait absoudre.
Ce roman est un voyage à travers des gares et des lieux où l’on rencontre des personnages forts.
Ulysse accompagne le lecteur dans le récit de cinq expériences réelles, dans lesquelles il raconte la conception et la mise en service de trains de marchandises. Un convoi de plusieurs centaines de bovins acheminé de France jusqu’en Russie. Pendant cinq ans, près d’un millier de trains chargés de pièces automobiles entre Vesoul et Kalouga. Une collaboration étroite avec l’Ukraine pour le transport ferroviaire de conteneurs. Les fameuses liaisons ferroviaires des routes de la soie reliant la France à la Chine. Enfin, un projet emblématique de construction de wagons en Ukraine. Le lecteur aura l’occasion de rentrer dans l’univers de l’expertise spécifique des projets complexes, de même, il découvrira une réflexion critique et approfondie sur les transports ferroviaires d’aujourd’hui en France et en Europe. Mais il ne s’agit pas d’un récit qui ne parle que d’un métier, au-delà de ce travail de concepteur de trains de fret, il s’agit d’une aventure.
Comme dans toute entreprise, les séminaires de formation, alternant avec les missions de l’équipe, les conduisent à explorer les mécanismes de la pensée et du comportement humain. Lors d’une intervention devant des étudiants à Odessa, ils prennent conscience que tous les environnements professionnels sont profondément liés à la psychologie et à la philosophie de chaque individu. Ils nouent dès lors une collaboration avec quatre professeures et expertes ukrainiennes, qui leur ouvriront les portes d’une compréhension plus profonde du monde.
Ils en viennent, plus tard, à comprendre que ces mécanismes régissent aussi bien les gestes du quotidien que les grands mouvements de la politique, les structures de la société et les subtils équilibres de la pensée d’une nation.
À l’issue de leur cinquième aventure, les trois ingénieurs de la SNCF se trouvent en Ukraine, à Krementchouk, où ils ont aussi prévu de rencontrer leurs amies professeures d’université, lorsque l’attaque russe du 24 février 2022 les surprend. Ils sont contraints de rester quelques jours dans un hôtel. Un huis clos imposé par la guerre qui les amène à discuter de nouveau sur le monde et ses fractures. Ulysse, le progressiste, s’interroge sur la nature du bien, Volodia plus conservateur, qui dit comprendre la Russie, tente de défendre ses choix, persuadé qu’ils sont légitimes. Zhao, plus en retrait, devient l’observateur de ce dialogue.
Peu à peu, le récit glisse vers des questions existentielles : quels principes guident nos jugements ? Qu’est-ce qui peut, ou non, justifier une telle guerre ? Face à la brutalité du réel, des vérités douloureuses émergent.
De ces échanges est née une réflexion. Avec une pointe de facétie, ils l’ont intitulée « Le Processus de Krementchouk » : une éthique de la pensée fondée sur la responsabilité, l’intégrité et l’esprit critique. Un appel à interroger non seulement le contenu de nos pensées, mais aussi la manière dont nous pensons. Grâce à ce travail de réflexion, Volodia dépasse ses nostalgies et reconnaît, in fine, que la propagande de Poutine est incompatible avec ses idéaux de paix, de justice et de spiritualité authentique.
Le temps passe. Reste alors une question : que subsistera-t-il ? Peut-être ce flambeau humaniste qu’est l’Europe, devenu un idéal pour les combattants et les enfants d’Ukraine.
Quant aux Sages de Krementchouk, c’est un groupe d’experts, professeures d’université : Tetyana, la psychologue ; Yuliya, l’économiste ; Larissa, la journaliste spécialiste de géopolitique ; Maryana, la philosophe et Iryna de l’Université d’Odessa. Ils forment un cercle de discussion avec Ulysse, soucieux de la vérité, Ilona, la traductrice et confidente, Volodia, le rebelle rongé par les doutes, et Zhao, curieux des choses, avec un humour très chinois.
Les reclus du vieil hôtel de Krementchouk, comme ils se nomment, parleront de science, de guerre, de l’économie russe, de Dieu, de psychologie, de philosophie, d’équilibre et d’harmonie, du besoin d’adaptation, de sagesse, de confiance, de l’Europe.
Autant de sujets que le lecteur sera surpris de découvrir dans cette aventure, et pour lesquels il pourra peut-être trouver une vision, voire des réponses.
L’auteur propose deux fils de lecture qui se croisent, puis se recroisent : d’un côté, une histoire, comme tant d’autres, de ces aventuriers de l’entreprise partis à la conquête des terres de l’Est dès les années 1990 ; de l’autre, un parcours initiatique de réflexion, qui offre un regard sur les préoccupations contemporaines, à travers l’effroi suscité par la guerre en Ukraine, ce choc du 24 février 2022.
Quel lecteur n’a jamais connu, dans son travail, l’enchevêtrement des tâches professionnelles et des relations humaines, qui se mêlent sans cesse, pour le meilleur et pour le pire ? Une obsession anime nos Sages de Krementchouk : comprendre.
Au fil de ce récit, le lecteur retiendra que toute action salutaire prend naissance dans la compréhension du fonctionnement de l’esprit humain.
Ulysse est français. Volodia est né en France de parents d’origine russo-ukrainienne. Zhao, né en Chine, est lui aussi français ; il est arrivé avec ses parents lorsqu’il était enfant. Tous deux sont des Français à double culture, comme tant d’autres. Ils étaient jeunes recrues dans l’entreprise. Leur mission ? Collaborer avec Ulysse, responsable de projets. Deux trajectoires encore floues, croisées au hasard d’un destin professionnel. Ainsi, Volodia et Zhao ont passé plusieurs années à travailler avec Ulysse, l’aidant sur divers dossiers tout en apprenant les rouages de leur métier.
Les trois protagonistes ont vécu tant de transformations et d’échanges, explorant les relations complexes entre la Russie, l’Ukraine, la France, l’Europe et la Chine, à travers cinq récits consacrés au développement des trains de fret. Toutes ces missions racontaient une histoire où les marchandises n’étaient pas seulement des biens en transit, mais des signes vivants de l’interconnexion du monde.
Et pourtant, tandis qu’une vingtaine d’années s’étaient écoulées comme des paysages glissant sur les vitres d’un train, tandis que les capitales s’offraient tour à tour à leurs pas, au fil des projets et des négociations, scellées d’une poignée de main plus ou moins sincère, Ulysse, Volodia et Zhao, contemplant ce mouvement incessant qui semblait abolir les distances et promettre l’unité, ne pouvaient ignorer, au fond d’eux-mêmes, qu’au cœur même de ces échanges palpitait aussi une inquiétude.
Car derrière ces flux de marchandises, derrière ces symboles de coopération et de progrès, montait un grondement sourd : celui des antagonismes enfouis, des malentendus jamais tout à fait dissipés, des rivalités que, semble-t-il, rien ne saurait apaiser. Et dans le bourdonnement des wagons en marche, déjà résonnait l’écho lointain, mais inexorable, d’un monde qui, peu à peu, recommençait à se fragmenter.
***